
Installé à Maurice depuis les années 80, Jérôme Valin a traversé les grandes mutations de l'audiovisuel, de l'analogique à l'ère digitale. Réalisateur, entrepreneur, amoureux des mots et de la culture mauricienne, il s'est donné une nouvelle mission : valoriser les initiatives positives qui émergent sur l'île. Avec sa chaîne engagée Lespri Pozitif, il raconte les visages de la solidarité, de la créativité et de la résilience, dans un monde où l'optimisme devient un acte de résistance. Rencontre avec un homme pour qui raconter revient à construire.
Jérôme, d'où vous vient cette envie de raconter des histoires à travers l'image ? Y a-t-il eu un moment fondateur, une rencontre, un déclic qui a orienté votre parcours vers la création de contenu ?
J'ai toujours été friand de littérature et d'histoires. Enfant, j'étais un lecteur invétéré et au lycée j'ai suivi une filière littéraire, philosophique et linguistique. Puis alors que je m'ennuyais à mourir en fac de droit, dans les années 80, un ami m'a parlé de ses études d'audiovisuel. J'ai tout de suite compris que c'était ce que je voulais faire, et à la rentrée suivante je me suis réorienté. C'étaient les tout débuts de la vidéo à l'époque, on était encore à l'ère de l'analogique, avec des équipements lourds et coûteux. J'ai commencé à réaliser mes premiers films, d'abord dans le cadre de mes études, puis pour mon premier employeur, la Compagnie Générale Maritime. Lors d'un séjour à Maurice, j'ai constaté que le secteur de l'audiovisuel était en pleine éclosion, j'ai alors décidé de rester et de participer au développement de ce secteur d'activité ici. C'était tellement innovant que la compagnie avait un « Pioneer Status ». Il s'agissait principalement de publicité et de films corporate, mais quand l'occasion s'est présentée de produire de la fiction ou du documentaire, j'étais partant ; c'est comme ça que j'ai réalisé trois documentaires longs métrages pour Canal Sat. On ne parlait pas encore de « contenu » à l'époque, car il n'y avait pas encore de vidéo sur Internet, c'était il y a trente ans, afficher une simple photo à l'écran prenait des minutes… Et ce n'est que récemment, à l'approche de la retraite, que j'ai commencé à produire réellement du contenu pour les réseaux sociaux, avec la création de ma chaîne « Lespri Pozitif ».
En tant qu'entrepreneur à Maurice, quels sont, selon vous, les atouts – mais aussi les pièges – de lancer un projet ici ? Y a-t-il des spécificités culturelles ou administratives qui vous ont surpris à vos débuts ?
L'atout principal est probablement les Mauriciens eux-mêmes. J'ai toujours pensé que Maurice était un monde miniature, une sorte de laboratoire dans lequel les origines et les cultures pratiquaient le « vivre ensemble », un exemple à suivre pour le reste du monde. La qualité de vie ici est également un point important, la vie insulaire, le climat tropical… Pour peu qu'on gagne raisonnablement bien sa vie, c'est un environnement indiscutablement privilégié. La facilité de créer une entreprise et la fiscalité avantageuse de Maurice sont aussi des facteurs positifs… En revanche, vivre à l'étranger n'est pas forcément facile. En ce qui me concerne, depuis que j'ai acquis la nationalité mauricienne, je me sens définitivement « chez moi ». Mais avant cela, il y avait toujours une petite dose d'incertitude sur l'avenir… En tant qu'étranger, on peut avoir, un jour ou l'autre, pour une raison ou une autre, à plier bagage C'est une épée de Damoclès qu'on garde en permanence au-dessus de la tête et qui peut être source de stress. Enfin, il faut garder en tête qu'ici on a un système de retraite à l'anglo-saxonne par capitalisation. Si on n'est pas rentier, on a intérêt à se constituer rapidement un plan de pension solide pour ne pas avoir à travailler jusqu'à un âge avancé.
En tant que créateur audiovisuel depuis plus de 20 ans, comment votre regard sur Maurice a-t-il évolué ? Et en quoi cette évolution influence-t-elle votre travail aujourd'hui ?
De la même façon que partout ailleurs, Maurice s'est « digitalisée » et le public se détourne de plus en plus des postes de télévision et des salles de cinéma pour privilégier les écrans et les réseaux sociaux. C'est pourquoi mon activité commerciale, autour de la publicité, de la communication institutionnelle et de la promotion touristique, s'est focalisée depuis une dizaine d'années sur le contenu digital. C'est un changement de paradigme, car les productions étaient auparavant axées sur la qualité et les moyens techniques et financiers engagés, alors qu'aujourd'hui se sont surtout les idées, la créativité, et la stratégie qui priment. En revanche les moyens se sont drastiquement réduits, notamment depuis la crise COVID.
Vous êtes connu pour vos nombreuses productions télévisuelles et documentaires, mais avec LESPRI POZITIF, vous signez un projet très engagé. Qu'est-ce qui a déclenché cette nouvelle aventure ? Qu'est-ce qui vous a donné l'impulsion : une frustration, un élan d'optimisme, un besoin de transmission ?
Ces dix dernières années, les réseaux sociaux sont devenus omniprésents, avec tout ce que cela peut avoir de positif, par exemple, l'accès à l'information et à la connaissance, mais aussi avec tout ce que cela peut avoir de négatif comme la haine en ligne ou la désinformation. Les réseaux sociaux regorgent aujourd'hui de contenus toxiques et anxiogènes, notamment pour les jeunes avec le harcèlement en ligne qui peut déboucher sur des situations dramatiques. C'est pour cela que j'ai décidé de créer la chaîne « Lespri Pozitif », qui met en lumière les bonnes pratiques et les initiatives autour de l'art et de la culture, du progrès social, et de la protection de l'environnement à Maurice. Ces initiatives et ces bonnes pratiques sont foisonnantes, mais souvent elles restent méconnues ou confidentielles, et elles méritent d'être promues et encouragées. J'ai décidé de mettre mon expérience professionnelle au service de cette cause.
Dans une époque marquée par l'info anxiogène, vous avez choisi de mettre en lumière des initiatives positives. Pourquoi ce choix ? Et quels types de retours recevez-vous du public ?
L'idée est d'installer un peu de positivité dans les timelines et de mettre en avant auprès de l'audience mauricienne mais aussi à l'étranger les valeurs que j'ai évoquées plus haut : tolérance, inclusivité, créativité, lutte contre les discriminations et la pauvreté, protection de la nature et de la biodiversité. Je crois toujours, et de plus en plus au vu de l'actualité internationale, que Maurice peut être montré en exemple au monde entier si nous savons capitaliser sur notre atout principal : notre population. À l'ère de l'intelligence artificielle, il me semble important de valoriser notre intelligence naturelle, celle du cœur. Les réactions du public sont très positives, et même si la chaine est jeune car nous n'avons commencé à poster les reportages que depuis janvier 2025, l'audience se développe tranquillement et nous avons de nouveaux abonnés à chaque publication. Toutes les personnes auxquelles nous avons présenté le projet trouvent l'idée excellente et nous encouragent à persévérer.
Vous êtes en contact avec de nombreux acteurs locaux – ONG, artistes, agriculteurs, entreprises. Pensez-vous que les expatriés ont un rôle à jouer dans cet écosystème engagé ?
Bien-sûr ! Tout un chacun peut apporter sa petite pierre pour construire une Ile Maurice meilleure. Les expatriés peuvent avoir un apport considérable, en proposant leur savoir-faire ou leur expérience professionnelle, en apportant une aide financière ou active à des personnes ou des ONG engagées dans des projets positifs pour la société mauricienne. Je ne peux que les encourager à contribuer à de tels projets, c'est la meilleure façon de se sentir intégré dans leur nouvel environnement et de s'immerger dans la société mauricienne… En apprenant le créole, par exemple !
Vous avez fait le choix de vous adresser au public en français et en créole, avec un ton simple et direct. À quel point cette approche linguistique et éditoriale est importante pour toucher le plus grand nombre ?
Comme je l'ai dit plus haut, je suis linguiste de formation et dès mon arrivée à Maurice à la fin des années 80, j'ai souhaité apprendre le créole mauricien. Cela ne venait pas seulement du désir de ne pas « passer pour un touriste », c'était surtout le désir de découvrir une nouvelle langue, qui pour moi est un constituant essentiel de la culture mauricienne, car c'est le lien commun à toutes les communautés, le « ciment » de la société mauricienne en quelque sorte. Même si à l'époque le créole n'avait pas encore acquis la légitimité qu'il a aujourd‘hui - à l'époque parler créole était encore considéré comme « vulgaire » dans certains milieux - j'ai donc mis un point d'honneur à apprendre le créole rapidement. Au début, on provoque la rigolade chez les interlocuteurs, mais il faut surmonter cela et persévérer, les Mauriciens apprécient ces efforts. Ensuite, en tant qu'entrepreneur, c'était un must de pouvoir m'adresser à mes employés, clients, fournisseurs, partenaires en créole. Enfin, j'appréciais par-dessus le dialogue en créole avec ma chère et tendre épouse, une mauricienne pur jus. J'aime tellement cette langue que ma première nouvelle publiée dans la collection Maurice de Immedia, à laquelle je contribue depuis une dizaine d'année, était écrite en créole. Aujourd'hui, maîtriser le créole me permet surtout de réaliser les interviews de Lespri Pozitif dans la langue que choisit mon interlocuteur, cela permet qu'il soit parfaitement à l'aise pour l'échange. Que ce soit en français ou en créole, l'idée est d'utiliser une langue simple qui s'adresse au plus grand nombre.
Comment choisissez-vous les initiatives ou les personnalités que vous mettez en lumière ? Avez-vous une ligne éditoriale précise, ou laissez-vous une part à l'intuition et aux rencontres ?
Il y a un peu de tout cela. Je scrute la presse et les réseaux sociaux, je suis à l'écoute… Il y a évidemment une bonne dose de subjectivité, je favorise ce qui me parle ou m'émeut le plus, comme récemment le sujet sur l'autisme, en constatant la détresse des parents et familles au regard du manque de structures d'accueil et de professionnels formés à Maurice, ou l'incroyable projet Moris Orkestra pour lequel William Ross se bat bénévolement depuis des années, contre vents et marées, afin de former des musiciens classiques de haut niveau à Maurice, tout en promouvant le séga mauricien et le concept innovant de séga sinfonik…
Je compte aussi sur les abonnés de la chaîne pour faire remonter les sujets. Le prochain sujet, la reprise de la pièce « Li » de Dev Virasawmy par la troupe Spasiway, relève plus de la transmission du patrimoine, et de l'engagement envers la promotion de la langue créole évoqué plus haut. J'aimerais produire plus, mais travaillant seul je dois faire des arbitrages. À moyen terme, je prévois d'employer un monteur, ce qui me permettra au moins de tenir les objectifs de départ qui étaient d'une vidéo par semaine.
Produire du contenu engagé, c'est aussi s'exposer. Avez-vous rencontré des difficultés depuis le lancement ? Quels ont été les plus grands défis ?
À partir du moment où on s'engage sur des thématiques positives, je ne pense pas qu'on s'expose à quoi que ce soit. Notre ligne éditoriale consiste à mettre en lumière des initiatives et des bonnes pratiques, nous sommes dans la construction et la positivité. Il est hors de question de critiquer ou de dénoncer quoi que ce soit, il y a assez de négativité sur les réseaux sociaux… La seule difficulté que je rencontre depuis la création de la chaîne est que je ne produis pas autant que je le souhaiterais, mais petit à petit l'oiseau fait son nid. Pour l'instant, je me contente d'être le plus régulier possible en misant sur la qualité du contenu, et de développer tranquillement l'audience. Bien-sûr, je produis les vidéos pour qu'elles soient vues, et plus les gens voient mes reportages, plus je suis content. J'ai eu récemment sur Instragram un message très gentil d'une étudiante rodriguaise qui étudie la musique en France et qui me félicitait pour la vidéo « Moris Orkestra », cela m'a fait énormément plaisir. Le prochain défi sera de trouver des partenaires pour soutenir le développement de la chaîne. Avis aux sponsors !
LESPRI POZITIF parle d'harmonie, de société inclusive, de durabilité. Pensez-vous que Maurice peut devenir un modèle régional – voire international – dans ce domaine ?
Je pense que Maurice est déjà un modèle. Il suffit de regarder les infos internationales pour voir partout la guerre, la haine et la violence. Nous réalisons alors que nous nous en sortons plutôt bien, même si tout n'est pas parfait. Les étrangers en visite le ressentent et l'expriment très bien, et c'est en grande partie pour cela qu'ils apprécient Maurice : ici les mots terminant par « phobie » n'ont pas cours, le respect et la courtoisie sont la norme. Il n'y a pas longtemps, j'ai entendu dans un cours de français en ligne qu'en France cela « ne se faisait pas » de dire « bonjour » ou de sourire à un inconnu… je suis tombé de ma chaise… quelle misère ! Ici, il y aura toujours des grincheux et des personnes mal embouchées, des toxicomanes et des voleurs, ne nous voilons pas la face, mais la majorité de la population est d'une gentillesse incroyable. Et c'est ce qui fait toute la richesse de notre pays. Si tous les pays s'inspiraient de Maurice, le monde serait sans aucun doute plus agréable à vivre !
Si vous ne pouviez transmettre qu'un seul message à travers LESPRI POZITIF, quel serait-il ?
Garder Lespri Pozitif, bien-sûr. Pour construire demain, il faut s'y coller aujourd'hui. C'est une question de survie pour nos enfants.