
Derrière l'image de carte postale de l'île Maurice se cache un marché du travail en pleine mutation. Tensions salariales, pénurie de talents qualifiés et défis démographiques redessinent les contours de l'emploi sur l'île. Pour décrypter ces enjeux et identifier les opportunités pour les professionnels étrangers, nous avons rencontré Barthélémy Aupee, un expert du recrutement installé à Maurice depuis 2015. Fort de son expérience internationale, il accompagne aujourd'hui des entreprises locales et internationales dans leurs stratégies de recrutement à travers l'océan Indien, l'Afrique et l'Europe. Dans cet entretien, il partage sa vision du marché mauricien, dévoile les secteurs les plus porteurs et livre ses conseils pour réussir son installation professionnelle sur l'île.
Parlez-nous de votre parcours. Qu'est-ce qui vous a amené à l'île Maurice il y a 10 ans ?
En 2002, lors d'un stage à Paris, je fais la rencontre d'une étudiante mauricienne. L'année suivante, en 2003, elle m'invite à découvrir son île natale et sa famille ; nous avions alors respectivement 21 et 24 ans. Cinq ans plus tard, nous nous sommes mariés. Après avoir eu deux enfants à Paris, nous avons finalement pris la décision de nous installer à l'île Maurice en famille en 2015.
J'avais alors acquis près de 10 années d'expérience professionnelle dans le recrutement, travaillant aussi bien pour des start-ups que pour des grands comptes, j'ai d'abord continué à exercer cette activité pour des entreprises parisiennes, mais depuis l'île Maurice. Par la suite, j'ai intégré des structures mauriciennes à mon portefeuille de clients, ce qui m'a offert l'opportunité de découvrir puis de m'impliquer sur le marché local.
Aujourd'hui, mon activité de recrutement s'étend à la France, à l'Afrique et à l'Océan Indien. Les postes qui me sont principalement confiés sont des fonctions de cadres dirigeants, telles que Head of HR ou Finance Manager. Je reçois également un nombre significatif de demandes pour des postes d'expertise très pénuriques dans les domaines du digital, du web et de la cybersécurité.
Vous avez commencé en tant que Key Account Manager avant de devenir Sales Director, puis entrepreneur. Qu'est-ce qui a motivé ce changement de carrière ?
En 2003, j'ai effectué mon premier stage au sein d'un cabinet de chasse de têtes. Lorsque j'ai commencé ma carrière professionnelle en 2006, après l'obtention de mon diplôme, j'ai intégré une ESN (Entreprise de Services du Numérique). Le recrutement était déjà une part essentielle de mon quotidien, car ma mission consistait à embaucher et proposer des ingénieurs qualifiés et compétents à mes clients grands comptes.
Tout au long de ma carrière commerciale, j'ai dû constamment convaincre des partenaires et des clients de collaborer avec moi, pour ainsi construire le PNL de mon « business unit ». Cette expérience commerciale m'a remarquablement préparé à l'entrepreneuriat et au métier de chasseur de têtes, car elle exige une étude approfondie des besoins des clients et de leur organisation afin de leur apporter la solution la plus pertinente.
Lorsque l'on recrute pour une entreprise, la phase de découverte de l'équipe est primordiale. Elle permet de proposer des candidats qui correspondent non seulement aux exigences techniques du poste, mais aussi à la culture et aux valeurs de l'entreprise.
Vous êtes aujourd'hui spécialiste du recrutement à Maurice. Comment percevez-vous l'évolution du marché du travail mauricien ?
Premièrement, le nombre de candidats mauriciens s'avère insuffisant pour couvrir l'intégralité de la demande, en particulier sur les postes de débutants non qualifiés (workers), ce qui contraint l'économie à recourir massivement à des travailleurs immigrés pour ce type de poste. D'ici 2050, le pays devra accueillir environ 150 000 personnes supplémentaires afin d'éviter la fermeture d'usines, de services et, à terme, d'entreprises. Il s'agit là d'un défi majeur pour assurer un développement harmonieux.
Deuxièmement, le niveau d'études moyen de la population a progressé plus rapidement que les besoins du marché local. Le pourcentage de diplômés universitaires est passé de 16 % en 2000 à 40 % en 2025. Or, le marché du travail mauricien ne propose pas un nombre suffisant de postes qualifiés pour répondre aux attentes de tous ces candidats, ce qui génère une frustration considérable et des départs nombreux… Environ 10% des jeunes mauriciens quittent le pays.
Cela nous amène au sujet principal qui préoccupe l'île depuis plusieurs années : la rémunération. Les candidats cherchent à tout prix à améliorer leurs revenus, notamment car l'inflation a été significative depuis la pandémie de Covid-19 (environ 32 % en cinq ans) et pour cela, une grande partie des gens que j'interviewe sont prêts à changer plusieurs fois d'employeurs en peu de temps. Si l'on ajoute à cette situation l'instabilité professionnelle provoquée par la pandémie, les carrières sont aujourd'hui bien plus fragmentées qu'il y a vingt ans. Les employés restent moins longtemps en poste, sont moins fidèles à leur entreprise, ce qui impacte considérablement la culture des entreprises, leur turnover et par conséquent leurs résultats financiers.
Le défi actuel de l'économie mauricienne consiste sans doute à continuer de développer et de préserver ses pôles d'excellence comme le tourisme, les services financiers, l'agriculture, les BPO (Business Process Outsourcing) et le textile, tout en en créant de nouveaux. En effet, le textile et l'agriculture, par exemple, rencontrent des difficultés et, pour l'instant, à part l'immobilier de luxe, aucun nouveau pôle d'expertise significatif n'a émergé ces dernières années.
Le pays fait également face à des défis démographiques et, par conséquent, va devoir redéfinir sa politique migratoire, car celle-ci est intimement liée à son potentiel de performance pour les années à venir. Si l'on permet uniquement à des travailleurs à bas coût de venir s'installer, nous risquons de passer à côté de nombreuses opportunités de développement qui nécessitent plutôt des professionnels hautement qualifiés. Si aucun nouveau pôle d'excellence ne se crée, nos jeunes talents qualifiés continueront à quitter le pays faute de trouver des salaires à leur niveau.
Quels sont, selon vous, les secteurs les plus prometteurs pour les talents étrangers qui souhaitent développer leur carrière à Maurice ?
Plusieurs secteurs d'activité offrent des opportunités intéressantes à Maurice. Premièrement, la finance, la banque et la fiscalité se distinguent par des rémunérations particulièrement attractives et tout à fait au niveau de Paris ou de Londres.
Ensuite, le secteur du tourisme mauricien représente une expérience professionnelle de grande valeur, enrichissante pour tout CV du secteur. La vente internationale d'immobilier de luxe est également en plein essor pour quelqu'un disposant d'un vaste réseau de clients potentiels.
Enfin, je soulignerais que Maurice constitue une opportunité de choix pour les nomades numériques et les dirigeants d'entreprises opérant en ligne. La facilité d'installation et de développement des sociétés sur l'île est d'ailleurs un facteur clé de succès pour le pays. J'ai eu l'occasion de constater que de nombreuses entreprises européennes ont choisi de délocaliser entre 50 % et 100 % de leurs activités ici avec souvent le dirigeant qui déménage sur l'île, pour bénéficier d'une fiscalité avantageuse.
Et quelles sont les compétences les plus recherchées par les entreprises à Maurice ?
En premier lieu, les profils ayant une capacité avérée à travailler à l'international sont très recherchés. Venir à Maurice avec un carnet d'adresses étoffé ou une forte notoriété constitue un atout majeur, car l'établissement de contacts internationaux est plus complexe depuis l'île. Permettez-moi d'illustrer cela par deux exemples :
- Un professionnel doté d'un vaste réseau de clients dans l'immobilier de luxe intéressera les promoteurs de smart cities et d'autres acteurs du secteur de l'immobilier haut de gamme, soucieux d'écouler leurs biens.
- Un conseiller en gestion de patrimoine capable d'obtenir la confiance de clients ayant des sommes importantes à investir va attirer les offres d'emploi de tout le secteur du Private Banking et du Wealth Management.
Ensuite, tous les métiers support tels que les ressources humaines et la finance sont actuellement très demandés et soumis à une forte pression. Les professionnels des RH doivent gérer un turnover accru, lié aux tensions salariales, tandis que les financiers sont chargés d'identifier des leviers d'optimisation pour compenser une croissance de l'activité souvent limitée.
Enfin, il existe ponctuellement des opportunités pour des métiers d'experts rares à Maurice, mais celles-ci sont très spécifiques et en volume réduit, impliquant un facteur de chance non négligeable.
Il est fortement recommandé de sécuriser un emploi avant de s'installer à Maurice. En effet, une fois sur place, les propositions salariales peuvent être significativement inférieures (jusqu'à 25 % ou 30 %).
Quelles sont les principales difficultés que rencontrent les entreprises mauriciennes lorsqu'elles recrutent des talents internationaux ?
Le recrutement international à Maurice présente plusieurs défis.
Premièrement, la difficulté réside dans l'identification du profil adéquat. Les professionnels des ressources humaines mauriciens sont traditionnellement habitués à recruter sur le marché local. Mon rôle consiste souvent à accompagner les entreprises de l'île dans la détection des talents pertinents en Europe, en Afrique ou en Asie.
Deuxièmement, il s'agit de convaincre les candidats de s'installer à Maurice. Si l'attrait des plages et du climat séduit nombre d'entre eux, d'autres rencontrent des difficultés à trouver un emploi pour leur conjoint. Un problème récurrent est également le niveau de rémunération proposé aux talents internationaux, qui n'est pas toujours suffisamment compétitif pour concrétiser le recrutement.
Enfin, l'aspect culturel ne doit pas être négligé. Chacun doit s'adapter à l'insularité, au créole, aux lois qui sont différentes. L'arrivée massive de travailleurs immigrés a des répercussions tangibles sur le quotidien de la population, comme des difficultés de communication avec les personnes ne maîtrisant ni l'anglais ni le français. Faire des efforts pour s'intégrer fait vraiment la différence aux yeux des Mauriciens. Le nombre important de candidats aux permis de travail témoigne de la popularité constante de Maurice.
Comment les entreprises mauriciennes peuvent-elles se différencier pour attirer les meilleurs profils internationaux sur un marché compétitif ?
Le cadre de vie offert par Maurice est indéniablement exceptionnel, surtout pour un couple avec de jeunes enfants.ÌýIl est véritablement gratifiant d'observer le plaisir que les jeunes trouvent ici à profiter de la nature généreuse, de la mer omniprésente et d'un environnement sécurisé. D'autant plus que les établissements scolaires, qu'ils soient anglophones ou francophones, offrent un excellent niveau d'enseignement, et ce, jusqu'à l'université. Ce cadre bénéficie à toutes les entreprises mauriciennes
Pour aller plus loin et se différencier, les entreprises doivent se montrer ouvertes et inclusives car intégrer une « compagnie » mauricienne reste un défi pour quelqu'un d'une autre culture. Elles doivent également être capables de proposer un cadre (méthodes de travail, organisation, gouvernance) correspondant aux meilleures pratiques internationales.
Parlons rémunération. Les entreprises mauriciennes arrivent-elles à répondre à la demande des profils internationaux ? Y a-t-il une marge de négociation ?
La rémunération est, sans aucun doute, un aspect qui doit être négocié avec la plus grande attention. Comme je l'évoquais plus haut, la position de négociation n'est plus à l'avantage du candidat une fois qu'il est déjà installé sur l'île. Atteindre un salaire mensuel supérieur à 10 000 dollars s'avère extrêmement complexe (et ces revenus sont de plus en plus fiscalisés). Il est recommandé d'analyser minutieusement les avantages annexes proposés par l'entreprise (tels que la prise en charge du logement ou des frais de scolarité des enfants) pour évaluer l'intérêt global de l'opportunité.
Je recommande également de se renseigner précisément sur les coûts réels de tous les postes de dépenses que l'entreprise ne couvrirait pas. Les voitures, par exemple, sont onéreuses à Maurice comparées à l'Europe. En plus, certains véhicules sont fabriqués selon des normes différentes, qui ne leur permettraient jamais d'obtenir le label CE ni la moindre étoile aux crash tests.Ìý
Vous accompagnez des entreprises sur leur stratégie de recrutement et de croissance : quelles différences notez-vous entre Maurice et d'autres marchés où vous avez travaillé ?
Le marché mauricien cultive naturellement une préférence mauricienne. Pour les entreprises opérant exclusivement sur le marché local, l'intérêt de recruter un professionnel étranger est considérablement réduit. Une personne native de Maurice développe naturellement, au fil de sa vie, un réseau local impressionnant, forgé par les liens familiaux, le parcours éducatif ou les diverses activités. Les postes de direction sont souvent attribués, entre autres, en fonction de ces connexions essentielles, un domaine dans lequel un candidat étranger partirait avec un handicap significatif. Il est donc particulièrement ardu, pour un non-Mauricien, d'accéder à des fonctions de CEO d'une entreprise uniquement locale.
En revanche, pour les entreprises opérant sur le marché international, cela devient tout de suite plus intéressant de faire appel à un profil international. Aussi, les équipes qui entourent les CEO sont enrichies par des profils apportant des compétences et des réseaux spécifiques. C'est, à mon avis, là que résident les meilleures opportunités de carrière pour les talents internationaux à Maurice.
Quels conseils donneriez-vous aux professionnels étrangers qui envisagent de vivre et travailler à l'île Maurice ?
Pour une installation réussie à Maurice, il est recommandé de suivre plusieurs étapes clés :
Premièrement, visiter le pays avant toute installation. Cela permet une immersion et une appréciation concrète de l'environnement.
Ensuite, établir des contacts avec des professionnels pertinents de votre secteur, avant et pendant cette visite. Cependant, il est judicieux de ne négocier concrètement une opportunité qu'une fois de retour dans votre pays d'origine, car cela tend à accroître votre 'désirabilité' aux yeux des recruteurs locaux.
Il est également crucial de définir une stratégie approfondie en matière fiscale, patrimoniale, de santé et de retraite avant de parapher tout contrat de travail. Si vous avez un membre de votre famille qui a une maladie chronique, vous devez vérifier la présence de spécialistes et d'équipements médicaux.
Par ailleurs, échangez avec le plus grand nombre de personnes possibles afin de vous forger une opinion éclairée sur l'entreprise d'accueil et la pertinence de l'opportunité.
Enfin, n'hésitez pas à  me contacter sur LinkedIn pour toute question complémentaire.